L’ascension du mont Ararat (5/6)

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Je passai là une soirée délicieuse, regardant tour à tour mes compagnons au visage:enjoué le ciel pur et brillant, sur lequel se projetait avec une, grandeur merveilleuse le sommet de la montagne, et la: nuit noire qui s'étendait au loin dans les profondeurs des vallées que nous dominions. 1e.thermomètre de Fahrenheit marquait 40 degrés, température élevée pour une pareille hauteur; je me couchai sous un rocher de lave et je m'endormis d'un profond sommeil taudis que mes compagnons s'amusaient encore à causer autour du feu.
Dès que l'aube parut nous nous levâmes, et à six heures et demie nous nous remîmes en marche. Une demi-heure nous suffit pour gravir les derniers fragments de rochers qui nous séparaient encore de la région des neiges éternelles. Nous entrâmes dans cette région presque au même endroit où nous y avions pénétré dans notre précédente ascension, après nous être débarrassée de tous les objets qui ne pouvaient plus nous servir. Mais depuis que nous l'avions quittée elle avait subi un grand changement qui ne nous était nullement favorable : la neige fraîche était fondue. Dès que nous mîmes le pied sur le glacier, il fallut y tailler des pas. Nous ne nous laissâmes pas rebuter cependant, et nous travaillâmes tous avec tant d'ardeur, qu'à dix heures nous atteignîmes le plateau où nous n'étions arrivés l'ascension précédente qu'à midi, et sur lequel nous avions planté notre croix. Nous étions à un demi-mille environ de la croix; mais elle nous paraissait si petite, peut-être à cause de sa couleur noire, que je ne pus m'empêcher de douter qu'on pût la découvrir avec un télescope ordinaire de la plaine de l'Araxe.
Dans la direction du sommet, nous avions devant nous une pente moins haute, mais plus escarpée que celle que nous venions de monter, et entre Cette Pente et le sommet il nous semblait qu'il n'y avait plus, pour ainsi dire, q'une légère ondulation de la glace. Après un court repos, nous gravîmes cette pente, la plus roide de toutes, en y taillant des pas, puis une autre qui lui succéda; et alors, au lieu £apercevoir immédiatement en façade nous le terme de tous nos efforts, nous découvrîmes une chaîne de mamelons glacés qui, se développant inopinément sous nos yeux étonnés, nous dérobait entièrement la vue du sommet. Notre courage n'avait jamais chancelé tant que nous avions supposé que nous connaissions toutes les difficultés que nous devions surmonter, mais à ce moment il fat singulièrement abattu; et notre force, que nous avions épuisée en taillant des pas dans la glace, nous parut à peine suffisante pour nous permettre £atteindre notre but invisible. Cependant, en réfléchissant à ce que nous avions déjà fait et à ce qu'il nous restait à faire, en considérant la proximité de cette chaîne de mamelons, et en jetant un regard sur mes intrépides compagnons, je sentis mes craintes s'évanouir et je me dis à moi – même : Du courage, en avant! Nous gravîmes deux mamelons sans nous arrêter; alors le vent de la montagne vint nous frapper au visage; je m'élançais le premier autour d'un troisième mamelon, et je vis devant mes yeux ivres de joie se, dresser le cône le plus élevé de l'Ararat.
Je n'eus d'abord qu'une pensée, qu'une jouissance : un peu de repos. J'étendis mon manteau sur la glace et je m'assis dessus; je me trouvais alors sur une surface légèrement bombée, ayant presque la forme d'une croix, d'environ deux cents pas de circonférence, et dont les bords aboutissaient de tous côtés, mais surtout du côté du sud-est et du côté du nord-est, à des pentes escarpées. Ce plateau, formé d'une glace éternelle, et dans lequel on cherche en vain à découvrir un rocher ou une pierre, était la tête austère, la tête blanche du vieil Ararat. A l'est il s'étendait plus uniformément que dans les autres directions, et il se rattachait, par une légère dépression, couverte également dune glace qui ne fond jamais, à un second sommet un peu moins élevé et éloigné d'environ un quart de mille. Cette dépression a la forme dune selle de cheval. On peut la distinguer aisément à l'oeil nu, de la plaine de l'Araxe, mais on l'y voit en raccourci, et comme le sommet le plus bas s'y montre en avant du sommet le plus haut, si bien caché par derrière que de certains points on ne l'aperçoit même pas, il paraît être aussi élevé et parfois plus élevé. Les observations scientifiques faites par M. Fedorow dans une direction nord-ouest sur la plaine de l'Araxe, portent à 7 pieds la différence du niveau des deux sommets; maïs du point où j'étais placé, cette différence me sembla plus considérable.
La légère dépression qui sépare les deux sommets de l'Ararat présente une plaine neige faiblement inclinée vers le sud et sur laquelle il serait facile d'aller de l'un à l'autre. On peut supposer que c'est en cet endroit que se posa l'Arche de Noé car d'après les dimensions que lui attribue la Genèse, elle n'eut pas couverte la dixième partie de sa surface. (…)
Du point culminant de l'Ararat je découvrais un panorama immense, mais j'étais à une telle élévation et à de si grandes distances, que je ne pouvais distinguer nettement que les masses principales. La vallée de l'Araxe était couverte dans toute son étendue d'un nuage de vapeur grisâtre, au travers duquel Erivan et Sardarabad m'apparaissaient seulement comme des points noirs de la grandeur de ma main, Au midi, les
collines derrière lesquelles Bayazid est située étaient
plus distinctement visibles. Au nord-nord-ouest l'Alaghês dressait majestueusement sa tête colossale, couronne vraiment inaccessible de rochers dont tous les creux étaient remplis de larges flaques de neige. Tout près de l'Ararat, surtout au sud-est et à l'ouest, à une plus grande distance, s'étendait un nombre considérable de montagnes moins élevées, ayant pour la plupart des sommets coniques, creux au milieu, volcans éteints depuis longtemps. Vers l'est-sud-est je voyais au-dessous de moi le petit Ararat. Son sommet ne me paraissait plus se terminer en cône, comme lorsque je l'avais examiné de la plaine; il ressemblait à la section d'une pyramide quadrangulaire tronquée, ayant à ses angles et dans son milieu une certaine quantité d'éminences rocheuses de diverses hauteurs. Ce qui me surprit beaucoup, ce fut de découvrir une grande partie du lac Sévang, dont les eaux d'un bleu noir étincelaient distinctement au nord-est derrière les hautes montagnes qui le bordent au sud, et qui ont une telle élévation, que je n'aurais jamais cru qu'il fut possible de les dominer à ce point du sommet de l'Ararat.

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